1. INTRODUCTION
Le 31 décembre 2019, la maladie à Coronavirus ou Covid-19 fait son apparition à Wuhan en Chine Centrale. Très vite, les médias internationaux en font un large écho et le géant chinois est sous le feu des projecteurs. Au départ, le Covid-19 était perçu par de nombreux pays à travers le monde comme un phénomène lointain. Les qualificatifs de “péril jaune” ou de “virus chinois” utilisés par certains médias et dirigeants occidentaux en sont une illustration. Bien plus encore, ils sont la preuve de ce que le sentiment d’appartenance des hommes à une communauté de destin, n’est pas aussi ancré dans les relations entre les Etats que les imaginaires sur la société globalisée peuvent laisser croire.
La rapidité de la propagation de la maladie à Coronavirus a occasionné, çà et là, la mise en place de mesures de confinement pour éviter une contamination à grande échelle. Ces mesures dites barrières laissent néanmoins poindre à l’horizon, des conséquences économiques et sociales désastreuses de longue durée aux quatre coins du monde. De plus, les peurs qu’elle suscite au sein des populations et le repli tacite des peuples qu’elle a induits, font de la crise sanitaire mondiale du Covid-19 un analyseur intéressant de la géopolitique des frontières à l’ère de la “transhumance mondialisée”. Notre propos est qu’en dépit des discours élogieux sur les sociétés ouvertes et la mondialisation, l’architecture techno-humaine qui les porte reste très fragile. Les fermetures tous azimuts de frontières sont l’expression de cette fragilité. Elles sont également symptomatiques du retour aux identités nationales et du déficit d’action collective face à des risques ou des menaces pourtant collectivement partagés comme le Covid-19.
2. LE “VILLAGE PLANÉTAIRE” FISSURÉ ?
A la fin des années 1980, l’histoire de l’humanité est marquée par des événements majeurs : déliquescence du bloc soviétique qui, jusque-là, avait tenu tête au bloc occidental dans le jeu de domination du monde, chute du mur de Berlin, chute des partis-Etats et effervescence démocratique en Afrique, etc. Pour certaines officines, ces bouleversements sociopolitiques étaient l’expression du triomphe de la démocratie, la panacée perçue pour l’organisation et la gouvernance de la cité. L’on n’a donc pas hésité à annoncer avec assurance, la fin de l’histoire. Parallèlement, l’intérêt pour la mondialisation a grandi, avec la célébration par ses thuriféraires des vertus de l’interconnexion des économies, des marchés voire même des cultures. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont été les principaux vecteurs de la diffusion rapide de l’idée de « village planétaire ». Un village renvoie à une entité cosmique, démographiquement cosmopolite et territorialisée. La force d’un village, au-delà des particularismes de ses membres, c’est le sentiment d’appartenance partagé à une identité et une superstructure socio-ethnique, politique, économique voire symbolique. C’est aussi et surtout la réaction collective face à des événements perçus comme heureux ou à risque, et constituant une menace à la production et la reproduction de la société toute entière.
Dans le “village planétaire”, il y aurait une sorte de destin partagé pour les humains : “un pour tous et tous pour un”. D’ailleurs, au regard de l’adhésion d’une grande partie du monde à ce paradigme géopolitique, les velléités nationalistes (en Europe, en Afrique, Amérique ou ailleurs) sont le plus souvent délégitimées ou étiquetées comme étant de la xénophobie et une menace à la construction des unions fédérales ou continentales. Mais la crise sanitaire du Covid-19, a mis à nue les failles du “village planétaire”. Les principes et valeurs de solidarité tant prônés par la mondialisation sont profondément bouleversés.
3. LES VERTUS DE LA MONDIALISATION A L’ÉPREUVE D’UN VIRUS MORTIFÈRE
Depuis l’annonce de son apparition, le Covid-19 fait son chemin avec un rythme impressionnant de propagation, malgré les mesures barrières implémentées dans la plupart des pays du monde. Au total, près de 193 pays sont, à l’heure actuelle, touchés par le virus. En janvier 2020 déjà, l’accroissement exponentiel du nombre de personnes contaminées (de quelques dizaines de cas à des milliers) a conduit la Chine, foyer principal du Covid-19, à déployer des mesures urgentes (isolement ou mise en quarantaine des personnes testées positives, construction d’un hôpital spécialisé dans le traitement d’une capacité d’accueil de 1000 places en 10 jours, etc.) pour étouffer la propagation de l’épidémie. Sur le plan international, malgré les assurances données par Pékin sur les dispositions qu’elle prend pour faire face à l’épidémie tout en garantissant la protection des étrangers, des Etats à travers le monde se sont néanmoins empressés de rapatrier leurs ressortissants et de déconseiller la destination Chine. En tête de liste, les Etats-Unis de Donald Trump. A partir de cet instant, aussi bien en Europe, en Asie qu’en Afrique, bon nombre de gouvernements procèdent à la fermeture de leurs frontières, à la réduction des échanges inter-Etats et même interhumains.
Entre février et mars 2020, les zones de la planète jusque-là épargnées (Europe, Moyen-Orient, Amérique, Afrique) sont aussi frappées de plein fouet. Entre devoir de transparence et conscience de ne pas créer une atmosphère existentielle faite de peur et de psychose, les médias nationaux et internationaux jouent tant bien que mal leur rôle face à la situation. Ils relayent, au quotidien, les statistiques sur les ravages du Covid-19. Les chiffres sont cependant effarants. A ce jour, le monde enregistre plus de 3.907.000 cas déclarés et plus de 272.000 décès 1, avec l’Amérique (Etats-Unis) et l’Europe (Italie, Espagne, France, Royaume-Uni, Allemagne) comme points d’orgue de la pandémie. Les prévisions alarmistes des spécialistes et de l’OMS relatives aux zones dites à économies fragiles mais encore faiblement touchées (l’Afrique et l’Amérique latine), n’incitent pas non plus à l’optimisme malgré les efforts des gouvernements locaux.
C’est au regard de l’ampleur des contaminations et des pertes en vies humaines à travers le monde que l’OMS à parler de pandémie le 21 mars 2020, tout en invitant les gouvernements et la communauté scientifique mondiale à la mobilisation pour vaincre le mal. Dans l’urgence, les pays touchés ont implémenté des dispositifs de riposte face à l’une des plus graves crises sanitaires à laquelle le monde est confronté en cette deuxième décade du 21ème siècle. Toutefois, l’action collective concertée tant attendue contre le redoutable Covid-19 semble difficile à mettre en place depuis lors. De l’Italie aux Etats-Unis d’Amérique, en passant par l’Espagne, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, même les nations dites industrialisées, épicentres supposés des avancées et des innovations scientifiques, éprouvent du mal à organiser une riposte efficace. Les victimes du Covid-19 s’y comptent en cascade. Dans ce contexte d’adversité, l’élan de solidarité tant attendu autour de la pandémie reste encore balbutiant, au grand désarroi des citoyens de tous les pays.
Par ailleurs, l’observation globale de l’arène politique internationale de lutte contre le Covid-19 laisse entrevoir le primat du paradigme individualiste sur la solidarité tant véhiculée à travers le concept de la mondialisation. En lieu et place de stratégies collectives, c’est la “débrouille” pour chaque État afin d’assurer ses devoirs régaliens, entre autres, la protection de ses citoyens. Dans cette perspective, la crise du Covid-19 actualise cette analyse relative à un ouvrage d’Edgar Morin 2 : “tout est désormais interdépendant, mais tout est en même temps séparé. L’unification techno-économique du globe s’accompagne de conflits ethniques, religieux, politiques, de convulsions économiques, de la dégradation de la biosphère, de la crise des civilisations traditionnelles mais aussi de la modernité. Une multiplicité de crises sont ainsi enchevêtrées dans la grande crise de l’humanité, qui n’arrive pas à devenir l’humanité”. Tout en mettant en question la capacité des sociétés humaines à l’action solidaire, le Covid-19 semble donc mettre en relief, à travers le repli des peuples sur eux-mêmes, cette crise de l’humanité mondialisée qui “n’arrive pas à devenir l’Humanité”.
Or, au regard du rythme de propagation rapide de la pandémie, l’on peut faire l’hypothèse que “l’hécatombe” est loin de connaître son terme dans un bref délai, si le statuquo sanitaire et politico-économique persiste dans la riposte apportée au Covid-19. Il y aurait donc péril dans le “village planétaire”. Si tel est le cas, comment comprendre l’incapacité – du moins jusqu’à présent – de notre société mondialisée et interconnectée à trouver une réponse non seulement efficace, mais aussi collective et solidaire face à un “ennemi” dit commun ?
4. PEURS ET RÉSURGENCE DES FRONTIÈRES. ET SI LES POPULISTES ET TRUMP AVAIENT RAISON ?
Depuis son déclenchement, le Covid-19 on peut le dire sans euphémisme, a contribué à alimenter la spirale des grandes peurs. En effet, depuis le spectaculaire attentat du World Trade Center en septembre 2001 attribué au réseau Al Quaïda de Oussama Ben Laden, le monde est entré dans un tourbillon de peurs : peurs des terroristes, peur des djihadistes, peur des immigrés, etc. Par conséquent, la reconnaissance de l’Autre dans ses particularités et son assimilation sont devenus problématiques voire pratiquement impossibles. De plus en plus, la société contemporaine se structure et se déploie dans des peurs réciproques, produits des interactions entre un monde dit civilisé supposé incarné les “bonnes” valeurs de solidarité, la prospérité, l’opulence, le bien-être, la liberté et celui des “barbares”, adepte de l’intolérance, de la violence, de la cruauté mais caractérisé aussi par la précarité. Entre les deux mondes, se dressent des distances aussi bien culturelles, normatives que symboliques.
L’arène politique constitue un champ heuristique pour la capture de la dynamique des peurs et des logiques de repli sur soi. En la matière, l’exemple des États-Unis est très enrichissant. En effet, en novembre 2016, l’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis est suivie de vives contestations dans son propre pays. A mille lieux de là, même certains fidèles alliés comme la France ne s’empressent pas, comme l’exigent les rituels diplomatiques, de féliciter le “belliqueux” et “populiste” nouveau Président américain. Dans sa campagne électorale en effet, Trump avait martelé haut et fort “America first” (l’Amérique d’abord) ; optant ainsi pour l’américanisme au lieu du mondialisme. Sa stratégie consistera essentiellement à jouer sur l’idée de la menace supposée d’une partie du monde musulman et de la migration mexicaine contre les Etats-Unis et leurs intérêts économico-sécuritaires. Dans cette optique, des mesures drastiques d’entrée sur le sol américain sont implémentées par l’administration Trump, sans oublier le très controversé projet de construction d’un mur à la frontière avec le Mexique.
Pour ses pourfendeurs, le trumpisme serait anti-multilatéraliste, donc peu enclin à l’ouverture ; alors que traditionnellement, les Etats-Unis sont considérés comme une société ouverte, un pionner de la mondialisation. Déviance politique dans une certaine mesure, il sera en grande partie mal vécu par l’establishment politique mondial, mais tout de même accepté, en raison de ce que les Etats-Unis représentent comme puissance militaire dissuasive dans l’arène de la géopolitique internationale.
Le retour à la préférence nationale ou le repli sur soi est aussi une tendance en Europe (Italie, France, Hongrie, Norvège, Autriche, etc.) avec le retour au-devant de la scène des mouvements nationalistes et populistes, et le retrait du Royaume-Uni de l’Union Européenne (Brexit) en juin 2016.
En Afrique, les revendications nationalistes s’expriment depuis quelques années, sous une forme très acerbe dans les milieux dits panafricains, avec un ancrage fort au sein des jeunesses africaines. Pour une bonne frange des sociétés civiles africaines, les inégalités et la précarité que génèrent les politiques néolibérales, la captation de marchés par les multinationales dans des secteurs stratégiques comme l’eau, l’électricité, l’éducation, etc., la présence des bases militaires sur le continent, indiquent à souhait que la mondialisation ne profite qu’à l’Occident. Les rhétoriques souverainistes ont donc refait surface en surfant aussi bien sur les inégalités et l’égoïsme dans l’arène de la mondialisation que sur les peurs liées au contact avec les Etats dits puissants, boucs émissaires du chaos dans le monde. Les soupçons de contaminations de masse des africains par le biais supposé de vaccins conçus en Occident, n’ont fait que renforcer la méfiance d’une bonne frange des sociétés civiles africaines vis-à-vis des occidentaux. Parallèlement, ils ont fortement contribué à amplifier la résonnance de la thèse de la “recherche de solutions africaines” aux problèmes auxquels l’Afrique est confrontée.
5. CONCLUSION : REQUIEM SUR LA SOLIDARITE MONDIALE PROCLAMÉE ?
Le citoyen ordinaire pourrait croire naïvement, mais à raison que du fait de la mondialisation, les douleurs et les joies devraient être partagées, et que devant une menace, le réflexe le plus attendu serait la mobilisation solidaire. Mais visiblement, il devra attendre encore longtemps. A l’épreuve du Covid-19 en seulement quelques mois, le “village planétaire” semble s’être désagrégé. Chaque pays s’est claquemuré derrières ses frontières pour limiter la propagation incontrôlée du virus ; portant ainsi, aux yeux de certains critiques, atteinte à la libre circulation des biens et des personnes. Dans cette situation d’isolement et de distanciation territoriale des nations, des actions politique tels que le débarquement et le renfort d’un contingent d’experts médicaux cubains et chinois en Italie, l’appui matériel et logistique de la Chine à beaucoup d’autres Etats, sont à capitaliser comme des actes forts de solidarité entre peuples en souffrance. Cependant, les tensions sino-américaines, l’arrêt du financement américain à l’OMS, les tensions entre Madagascar et l’OMS autour du traitement au Covid-organics annoncé par le Président Malgache dans un contexte d’inexistence d’un véritable remède contre le virus montrent comment les enjeux économiques et même géopolitiques peuvent contribuer à déconstruire la vision d’un monde désormais dit mondialisé, fort de par sa diversité et son interconnexion mais qui, en réalité, est en panne d’une véritable solidarité.
Parfait N’GORAN et Marcelline SORO
Chercheurs Associés à la Chaire Unesco de Bioéthique
Université Alassane Ouattara de Bouaké
parfaitngoran@uao.edu.ci / marcellinesoro@uao.edu.ci
8 mai 2020